3.
Quand les sorciers dansent
6 septembre 1977
Mon fils est né il y a dix jours. Je sais que je devrais être un père comblé : le bébé est en parfaite santé. Mais, par la Déesse, qu’il est bruyant et casse-pieds ! Et Grania est toujours aussi grosse ! Quand retrouvera-t-elle sa silhouette longiligne ? Et pourquoi tout le monde agit-il comme si je n’existais plus ?
Ce soir, le petit Kyle a pleuré à pleins poumons pendant trois bonnes heures (« Le pauvre chou a des coliques », a clamé Grania, comme si ça rendait ses gémissements plus supportables !) et j’ai craqué. Je suis parti descendre quelques pintes au pub et bouder dans mon coin. Sur le chemin du retour, un vieux chat de gouttière a surgi de nulle part. J’étais tellement surpris que j’ai trébuché sur des poubelles. Sans même réfléchir, j’ai marmonné un sort et ce fichu sac à puces a éclaté en mille morceaux. Maintenant, je me sens bête. Ce n’est pas dans mes habitudes de me défouler de manière si puérile.
Neimhich
* * *
Une fois à la station de métro la plus proche, Lexington Avenue, j’ai vérifié l’itinéraire sur un plan avant d’acheter un ticket. Une minute plus tard, j’étais dans une rame qui filait vers le sud de la ville. J’avais déjà pris le métro plusieurs fois avec ma famille. Mary K. n’avait pas du tout apprécié l’expérience, alors que j’avais adoré l’impression de vitesse, le balancement incessant des voitures. Je m’imaginais lancée à toute allure dans les veines de la ville, au rythme de son cœur monstrueux.
Une fois sortie au bon arrêt, je me suis renseignée au service de l’état civil : le bureau où étaient conservés les registres des locataires se trouvait au cinquième étage.
L’air y sentait le vieux papier ; le sol, l’ammoniac. Près de la porte, une demi-douzaine de personnes patientaient sur un banc en bois. Quelques-unes lisaient, les autres regardaient dans le vide.
Je me suis dirigée vers le guichet où se tenait une employée qui consultait un ordinateur. Derrière, des étagères étaient remplies de registres reliés de noir.
— Excusez-moi… ai-je lancé.
Sans un mot, elle m’a désigné le panneau qui indiquait : « Merci de prendre un ticket ». J’ai tiré un numéro au distributeur, puis je me suis assise près d’un homme à la moustache fournie.
— Vous êtes là depuis longtemps ? lui ai-je demandé.
— J’avais pas poireauté autant pour avoir ma carte grise !
J’en ai déduit que ça signifiait « oui »… Puisqu’il n’y avait que sept personnes avant moi, j’ai tout de même cru que ça irait assez vite. Je me trompais. Non seulement l’employée avançait comme une tortue lorsqu’elle s’occupait de quelqu’un, mais en plus elle s’octroyait des pauses à rallonge entre deux personnes.
Les minutes s’égrenaient. Je pianotais nerveusement sur ma cuisse, essayant de ne pas laisser de sombres images envahir mon esprit : Cal frappé par le nuage de magye noire, son corps gisant sur le sol. Depuis ce funeste jour, ces souvenirs revenaient me hanter dès que je baissais la garde.
J’ai passé le temps en me récitant les propriétés de toutes les plantes médicinales que je connaissais. Ensuite, j’ai attaqué les minéraux. Puis j’ai entrepris de compter les carreaux du sol, les fissures dans le plafond, les rayures sur les chaises en plastique. Si seulement j’avais pensé à emporter un livre… ai-je soupiré.
Presque deux heures plus tard, on a enfin appelé mon numéro.
— Je recherche l’adresse d’un appartement loué par Maeve Riordan et Angus Bramson en 1982, ai-je expliqué à l’employée.
Elle m’a regardée comme si je lui avais parlé en chinois.
— C’est impossible. Le système informatique ne peut pas retrouver un appartement à partir du nom des locataires. C’est l’inverse : vous me donnez l’adresse et je vous dis qui vit là.
— Je sais qu’ils habitaient à Manhattan.
— Nous voilà bien avancées ! Il y a des milliers d’appartements à Manhattan ! Je ne peux pas parcourir tous les fichiers du quartier à la recherche d’un Branson.
— C’est Bramson. Avec un m. Et Riordan, l’ai-je corrigée en m’efforçant de ne pas perdre le peu de patience qu’il me restait.
J’ai jeté un œil vers les registres alignés derrière elle : ils portaient tous une date sur la tranche.
— Serait-il possible de regarder les archives de 1982 ?
— Pas sans l’autorisation de ma supérieure. Elle est en vacances pour deux semaines, m’a-t-elle expliqué avec un sourire mauvais. Revenez donc en février.
— Mais je ne serai plus là, en février !
Elle s’est tournée vers son ordinateur, me signifiant que l’affaire était close. J’allais me diriger vers la porte quand je me suis ravisée. Si cette femme voulait une épreuve de force, elle l’aurait. Et je gagnerais, ai-je décidé, énervée. Je n’ai hésité qu’un instant, même si je savais que je m’apprêtais à braver un interdit.
Seul un vieil homme à l’air fatigué attendait maintenant sur le banc. Il somnolait, il ne verrait donc rien.
Je me suis servie d’un sort très simple, l’un des premiers que Cal m’avait appris, celui que j’avais utilisé pour récupérer les outils de Maeve.
— Je suis invisible, ai-je murmuré. Vous ne me voyez pas. Je ne suis qu’une ombre.
Cette formule ne me rendait pas vraiment invisible, cependant, grâce à elle, les gens ne me remarquaient pas. J’ai sautillé sur place pour vérifier que mon sort avait marché. Comme l’employée ne bronchait pas, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis passée derrière le guichet. J’ai hésité devant le premier volume de 1982. Je n’étais pas sûre que le sort s’appliquerait à lui aussi.
Je me suis concentrée sur l’ordinateur de la femme. L’électricité était une forme d’énergie et, comme Hunter me l’avait appris, elle était assez facile à manipuler. J’ai projeté ma propre énergie dans l’ordinateur, puis, quand j’ai repéré la carte mère, j’ai provoqué des sautes dans l’alimentation.
— Bon sang ! Qu’est-ce qui ne va pas avec cette machine ? a grogné l’employée.
Vite, j’ai ouvert le registre, repéré la section consacrée à Manhattan, et j’ai commencé à parcourir les colonnes. Page sept, j’ai trouvé ce que je cherchais : Bramson. 788 W. 49e Rue, app. 3. J’ai replacé l’épais volume sur l’étagère et j’ai gagné la sortie, tandis que la femme était toujours penchée sur son écran zébré de lignes étranges. Elle a levé la tête en m’entendant ouvrir la porte.
— Encore vous, a-t-elle lâché, l’air surpris. Je croyais que vous étiez déjà partie.
— Merci. Votre aide m’a été précieuse, ai-je répondu en souriant.
Elle m’a toisée d’un œil perplexe et je me suis dépêchée de sortir, satisfaite d’avoir réussi à la déstabiliser.
En attendant le métro, je me suis demandé si l’ordinateur s’était remis de mon intrusion. De toute façon, même si je l’avais fait bugger pour de bon, je n’avais aucun regret. D’accord, j’avais utilisé ma magye à l’encontre de quelqu’un. Mais cette femme l’avait bien mérité. Et je ne lui avais fait aucun mal.
Si Hunter l’apprenait, il serait furieux. Pourtant, je n’avais pas mauvaise conscience, car c’était un cas de force majeure. De plus, ma magye devenait chaque jour plus puissante, plus assurée, et j’adorais ça.
* * *
Ce soir-là, on a dîné dans une cafétéria bondée, tous les six entassés dans un box sur des banquettes en vinyle rouge. J’étais assise entre Hunter et Robbie.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait après ? a voulu savoir Bree.
— J’ai toujours rêvé de traverser le pont de Brooklyn de nuit, a répondu Robbie. La vue doit être terrible, avec toutes les lumières de Manhattan.
D’un geste de la main, Bree l’a fait taire.
— Tu veux te faire racketter ? En plus, il fait bien trop froid !
— Je suis sur une piste, a annoncé Hunter. Il y a une boîte de nuit, pas très loin d’ici, réputée pour être un repaire de sorciers. On m’a dit que le DJ avait peut-être des informations sur Amyranth. Ça vous dirait d’aller danser ?
Tout le monde semblait emballé. Enfin, tout le monde sauf moi. D’un côté, je mourais d’envie d’aller dans une boîte de nuit branchée de New York. De l’autre, j’étais terrifiée à l’idée que le videur ne me laisse pas entrer ou que, une fois à l’intérieur, on s’aperçoive que je débarquais de ma campagne. En plus, je n’avais jamais eu suffisamment confiance en moi pour aimer danser en public.
— Par contre, j’y mets une condition, a continué Hunter. Si quelqu’un vous demande d’où vous venez, répondez simplement du nord de l’État. Et personne ne doit mentionner Selene et Cal. Je ne veux pas qu’on pense que vous êtes liés à ce qui leur est arrivé. Pour votre sécurité.
Nous avons acquiescé et sommes partis vers la discothèque. Sur le chemin, Hunter m’a pris le bras, ce qui a suffi à me rendre folle de joie. Nous nous sommes arrêtés devant un large bâtiment aux baies vitrées opaques. Un type baraqué en jean noir et en veste en cuir gardait la porte.
— Et s’il ne nous laissait pas rentrer ? ai-je demandé, soudain très nerveuse.
— Ne te tracasse pas pour ça, m’a rassurée Hunter.
J’étais la seule de notre groupe à risquer d’être refoulée. Bree était canon, Robbie aussi. Raven avait incontestablement du style. Quant à Hunter et à Sky, en plus de leur blondeur, de leurs traits fins et de leurs pommettes irrésistibles, ils affichaient un détachement qui leur ouvrait toutes les portes. Moi, j’étais bien trop quelconque pour qu’on m’accepte dans une boîte branchée. Mes cheveux, dont je suis plutôt fière d’habitude, étaient noués en une tresse emmêlée, et je m’étais habillée contre le froid, pas pour sortir : je portais un pantalon en velours marron délavé, un pull trop grand emprunté à mon père et des chaussures de randonnée.
Je n’ai pas eu le temps de m’inquiéter davantage. Notre groupe s’est avancé jusqu’à la porte et le videur nous a laissés passer avec un signe de tête en direction de Hunter.
Je me suis sentie superpuissante, j’avais envie de hurler : « J’ai réussi ! Je suis passée ! »
Ce que je peux être niaise, parfois…
— Je ne savais pas que tu aimais les boîtes de nuit, ai-je soufflé à Hunter.
— Je déteste ça, m’a-t-il détrompée en souriant alors que nous pénétrions dans une grande salle obscure. C’est pour le travail, pas pour le plaisir.
Près de la porte, un bar donnait sur une immense piste de danse où deux DJ passaient de la house music. De l’autre côté, une série de banquettes confortables invitaient au repos.
— Côté salon, ils servent des cappuccinos et des pâtisseries, m’a expliqué Hunter pendant que nous déposions nos manteaux au vestiaire. Tu veux quelque chose ?
— Non, merci. Peut-être plus tard.
— Je dois parler à quelqu’un. Ça t’embête si je t’abandonne un instant ?
— Bien sûr que non, ai-je menti.
Hunter a disparu dans la foule. Je me suis efforcée de ne pas me vexer en voyant que Sky le suivait et je suis restée plantée là, plus mal à l’aise que jamais.
J’ai inspiré un grand coup et me suis dirigée vers la piste de danse. Pour me changer les idées, j’ai ouvert mon esprit afin de laisser mes sens explorer l’espace.
Une forte pulsation parcourait l’atmosphère. Ce n’était pas seulement la musique : la discothèque vibrait d’ondes magyques. Je n’avais jamais ressenti une chose pareille. Il devait y avoir des dizaines de sorciers et sorcières de sang. Malgré la foule, je pouvais en repérer un certain nombre, car leur pouvoir s’échappait d’eux comme des volutes de fumée.
La plupart des sorciers de sang que je connaissais s’efforçaient de dissimuler leurs facultés, mais ceux qui étaient présents ce soir-là ne semblaient guère s’en soucier. Comme ce grand sorcier afro-américain au crâne rasé qui dansait sur une petite estrade. Ou cet adolescent maigrelet affublé d’un costume vert bien trop grand. Ou encore cette jolie blonde dans sa robe décolletée et son partenaire de danse, un jeune homme élancé et souple qui portait un bouc. Waouh ! Ces deux-là semblaient se livrer à un drôle de duel psychique. Je voyais presque les décharges d’énergie fuser entre eux. Une autre femme, aux longs cheveux gris, se trémoussait seule en faisant tinter une panoplie de bijoux ambrés extraordinaires. Une aura d’un vert profond l’entourait, si épaisse que je me suis demandé si les non-sorciers pouvaient eux aussi la voir.
Robbie m’a rejointe, l’air un peu perdu.
— C’est moi, ou il y a un truc bizarre dans l’air ? a-t-il crié pour couvrir la musique.
— C’est la magye. Il y a beaucoup de sorciers et sorcières de sang.
— Je ne me sens pas vraiment à ma place, ici.
— Bienvenue au club.
Voyant son air abattu, je lui ai demandé :
— Où est passée Bree ?
Sans un mot, il a fait un geste en direction des banquettes. J’ai aperçu mon amie en grande conversation avec un type roux, plutôt grand et beau. Elle s’est tournée vers un autre garçon, d’environ dix-sept ans, et lui a posé la main sur le bras pour l’inclure dans la conversation avant de lui adresser un sourire charmeur.
— Franchement, Morgan, je suis masochiste ou quoi ? s’est lamenté Robbie en soupirant. Pourquoi est-ce que je m’entête avec elle ?
— Les apparences sont trompeuses, ai-je répondu en essayant de ne pas m’énerver contre Bree. Ne t’inquiète pas, ça ne signifie rien.
— Peut-être, mais ça fait mal. C’est comme si…
Il n’a pas pu finir sa phrase, car une fille à la peau constellée de paillettes, portant une brassière et un minishort dorés, l’a pris par la main.
— Tu viens danser ? l’a-t-elle invité.
Robbie a hoché la tête et s’est laissé entraîner sur la piste.
Mes sens étaient pleinement éveillés, à présent. Un type aux longs cheveux châtains et à la silhouette athlétique a attiré mon attention. Il devait avoir dix-neuf ou vingt ans, et sa puissance était telle qu’on devait la percevoir à des kilomètres à la ronde. Il se dirigeait vers Raven quand soudain il s’est planté devant moi.
— On se connaît, non ? m’a-t-il lancé d’une voix teintée d’un accent britannique.
Il essaie de me draguer ? me suis-je demandé en paniquant. Ou alors il me connaît vraiment… En le regardant bien, j’ai eu moi aussi l’impression de l’avoir déjà vu…
— Euh… c’est la première fois que je viens ici, ai-je répondu prudemment.
— Hmmm. Ce n’est pas une raison pour avoir l’air si impressionnée. Ces sorciers de New York se croient trop cool ; il ne faut pas les encourager ! m’a-t-il conseillé en souriant. D’ailleurs, je suis sûr que tu es bien plus forte qu’eux tous réunis.
Il s’est tourné vers Raven sans me laisser le temps de répondre.
— Ah ! te voilà, ma belle. Je t’attendais.
Elle l’a regardé avec stupeur. Sans se départir de son sourire, le type l’a entraînée vers la piste.
— Alors, qu’est-ce que tu penses de cet endroit ? m’a demandé Sky, qui venait de me rejoindre.
— C’est… intense.
— On peut dire ça comme ça, a-t-elle convenu en riant. Jamais plus tu ne reverras une telle concentration de sorciers de sang. Certains d’entre eux sont franchement excentriques.
— Comment ça ? l’ai-je interrogée, un peu envieuse de sa connaissance si étendue de ce monde que je découvrais à peine.
D’un signe de tête, elle m’a désigné une femme qui tournait sur elle-même au rythme des basses, un bras levé vers le plafond.
— Elle, par exemple. Elle ne lance que des sorts à base de morelle. Et lui, le petit brun accoudé au bar, est parti vivre des années dans une grotte sur la côte écossaise.
— Pourquoi ?
— Pour apprendre à travailler avec la mer. C’est le maître incontesté de la divination par l’eau. Il possède des affinités très fortes avec l’océan et la faune marine.
— Sky, ma chère[1].
Une grande femme élégante vêtue d’un fourreau argenté est venue embrasser Sky sur les deux joues. Sous mes yeux ébahis, elles ont échangé quelques phrases en français.
— C’était Mathilde, m’a expliqué Sky lorsque la Française s’est éloignée. Désolée de ne pas t’avoir présentée, elle était pressée. Sur le toit de son duplex, elle a installé un jardin d’hiver stupéfiant. On y trouve toutes les plantes magyques possibles et imaginables.
— Comment se fait-il que tu les connaisses tous ?
— J’ai rencontré certains d’entre eux en Europe. D’autres ici, avec Hunter. C’est l’endroit idéal pour commencer une enquête.
J’ai balayé la boîte de nuit du regard, sans repérer la chevelure blonde de son cousin.
— Il est à l’étage. Il essaie de glaner des informations, a déclaré Sky, devinant ce qui me tracassait.
Un cri a attiré notre attention vers le milieu de la piste, où les danseurs avaient formé un cercle autour de Raven et de son partenaire. Ils se démenaient, se déhanchaient sur un rythme endiablé.
Sky dévorait Raven des yeux. Comme s’il avait senti son regard, le type a éclaté de rire. Soudain, j’ai eu de la peine pour la cousine de Hunter.
— Ne t’en fais pas, lui ai-je glissé à l’oreille.
Alors même que je prononçais ces mots, mon arrogance m’a étonnée : moi, consoler Sky ?
Elle s’est contentée de m’adresser un sourire triste avant de dire :
— Je m’en remettrai. Raven est comme ça.
Elle a fait un signe de tête vers Robbie, qui dansait toujours avec la jolie fille à paillettes.
— Lui, il ne sait pas encore à quel point il est attirant. Je me demande si Bree s’en rend compte.
Cette dernière, qui était maintenant en compagnie de trois hommes, n’avait d’yeux que pour Robbie.
— Elle commence peut-être à le comprendre, ai-je murmuré.
Hunter est soudain arrivé derrière moi, et j’ai frissonné lorsqu’il a posé doucement ses mains sur mes hanches.
— Tu t’en sors, Morgan ?
— Je suis un peu dépassée, ai-je avoué en me tournant vers lui. C’est… fascinant !
— Bienvenue chez les tiens, m’a-t-il raillée.
— Tu as parlé au DJ ? l’a interrogé Sky.
— Oui. S’il sait quelque chose, il ne veut rien révéler. Par contre, je suis tombé sur un sorcier qui est sorti quelque temps avec une sorcière membre d’Amyranth. Il accepte de m’en dire plus, mais pas ici. Il m’a donné rendez-vous demain, à l’aube, dans un endroit paumé, a-t-il expliqué en souriant. Même si tu n’es pas du matin, Sky, j’ai vraiment besoin que tu m’accompagnes. J’ai peur qu’il ne pose quelques difficultés.
— D’accord. À condition que tu me paies un café avant.
Mon côté rationnel me disait que j’étais idiote – après tout, Hunter me mettait à l’écart pour mon bien. Pourtant, je ne supportais plus l’idée que Sky avait le droit de l’aider, qu’ils formaient une équipe, pendant que moi, je n’étais qu’un boulet, une novice qu’on devait protéger. Ce n’était pas juste ! D’autant plus que c’était mon rêve qui nous avait amenés là !
Un spot de lumière noire s’est allumé au-dessus de nous. Le tee-shirt blanc de Hunter a viré au violet fluo et ses cheveux ont pris une teinte lavande soyeuse. Il s’est penché pour déposer un léger baiser sur mes lèvres, puis m’a annoncé :
— Je dois filer encore une fois. Va danser, si tu veux.
— Bien sûr, ai-je marmonné. Tu sais à quel point j’aime danser. Surtout toute seule.
Il s’était déjà détourné pour parler à Sky, et leur petit conciliabule n’a rien fait pour arranger mon humeur. Ensuite, il s’est dirigé vers l’estrade. Le grand Afro-Américain l’a pointé du doigt en souriant, puis est descendu sur la piste pour lui parler. Je dois l’admettre, j’étais très impressionnée que Hunter soit si à l’aise avec tous ces gens. Moi, j’étais incapable d’extorquer la moindre information à qui que ce soit.
Sky est revenue près de moi. J’ai aussitôt compris que Hunter lui avait demandé de veiller sur ma petite personne. Ce qui n’a fait que m’irriter plus encore. Robbie nous a rejointes, en sueur, visiblement exténué.
— Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a le sens du rythme ! a-t-il soufflé en faisant un signe de la main à sa cavalière.
Puis il a écarquillé les yeux lorsqu’une serveuse s’est approchée de lui, un verre de vin posé en équilibre sur un plateau rond.
— De la part de la dame, là-bas, a-t-elle déclaré en désignant une femme aux longs cheveux noirs vêtue de cuir.
— Euh… remerciez-la de ma part, d’accord ? a bafouillé Robbie. Mais vous pouvez reprendre le verre, je ne bois pas d’alcool.
— Comme vous voulez, répondit-elle à contrecœur. Enfin, je serais vous, j’accepterais ce verre. Celle-là, il vaut mieux éviter de la contrarier.
Robbie a adressé un sourire crispé à la femme en cuir et a pris le verre de vin.
J’ai sifflé doucement.
— Dis donc, quel succès !
J’ai glissé un œil vers Bree, qui n’avait rien manqué de la scène. Tant mieux. Elle ne faisait même plus semblant de flirter : elle avait l’air de bouder dans son coin.
— Deux sorcières m’ont fait des avances ce soir. C’est un peu flippant, a murmuré Robbie.
— Pourquoi, tu as quelque chose contre nous ? l’ai-je taquiné.
— Contre toi, non… Si je n’étais pas avec Bree, je ne voudrais de toute façon pas d’une relation déséquilibrée, avec une fille capable de m’ensorceler à mon insu.
J’ai grimacé en repensant au sort que je lui avais lancé quelques mois plus tôt pour guérir son acné.
— C’est quoi, son problème, à ce type ? a soudain pesté Sky, les yeux rivés sur le cavalier de Raven. C’est un exhibitionniste ?
Le sorcier aux cheveux longs venait d’enlever sa chemise. Son torse était mince et musclé. Raven a jeté un regard amusé vers Sky, l’air de dire : « Tu as vu ça ? » Puis le sorcier lui a mis les mains sur les fesses pour l’attirer contre lui, et soudain des étoiles de toutes les couleurs se sont mises à tomber du ciel. Raven riait en essayant de les attraper au vol. Le type a tracé un signe dans l’air, et trois étoiles se sont posées dans la main de sa partenaire.
J’en suis restée bouche bée. J’étais à moitié révoltée, à moitié fascinée par cette magnifique démonstration de magye.
— La vache, a lâché Robbie. Qui c’est, celui-là ?
— Un petit frimeur irresponsable, a fulminé Sky. N’importe qui s’en rendrait compte !
Raven et lui dansaient à présent collé-serré.
— Ça suffit ! a éructé la cousine de Hunter.
Elle s’est dirigée vers le couple, a attrapé Raven par le bras avant de lui parler à l’oreille.
— Je vais retrouver Bree, a déclaré Robbie. Enfin, si elle n’est pas déjà partie avec un autre…
— Elle ne ferait jamais une chose pareille.
— Tu en es bien sûre ? m’a-t-il demandé, un sourire amer aux lèvres.
Tout cela me donnait envie de secouer Bree. Elle aimait Robbie. Pourquoi compliquait-elle les choses ?
Je suis passée au bar prendre un soda, puis j’ai cherché Hunter du regard. En vain. J’ai soupiré, résignée à faire tapisserie.
Une femme portant une robe courte noire s’est approchée de moi d’un pas nonchalant.
— Tu n’as aucune raison de te sentir si mal à l’aise, chica, m’a-t-elle lancé.
Elle était magnifique, avec sa peau café au lait et les boucles noires qui encadraient son visage.
— Tant d’énergie dépensée en vain à croire que tu n’es pas suffisamment belle, suffisamment douée. Quel gâchis ! Profite de l’énergie curative que tu possèdes, qu’elle agisse comme un baume sur ton cœur meurtri. La vie est trop courte pour que tu sois si dure envers toi-même, non ?
Je suis restée interdite. Elle semblait sonder mon regard, mon âme même, et j’avais l’impression d’être nue et vulnérable.
— Euh… excusez-moi, ai-je bredouillé. Il faut que j’y aille.
J’ai filé vers un panneau indiquant « sortie ». Je ne comptais pas aller bien loin, je voulais juste m’éloigner cinq minutes de ce trop-plein de magye.
Je pensais me retrouver dans la rue, au lieu de quoi j’ai atterri dans une petite cour bordée de jeunes chênes graciles. Je n’étais pas seule. Un homme aux cheveux courts et argentés regardait le ciel nocturne. J’ai tout de suite perçu un flot d’énergie dans l’air – une force vitale apaisée, profonde, loin des courants fragmentés qui régnaient à l’intérieur. Quant à savoir si cette force venait de lui ou de la lune orangée, je n’aurais su le dire.
Je me suis assise sur un banc pour contempler l’astre en me demandant ce que cet homme y voyait. Dans cet endroit où tout m’était étranger, la lune, éternelle et familière, me rassurait. J’ai respiré profondément, tandis que je retrouvais peu à peu ma paix intérieure.
— La lune est notre ancre en ce monde, a déclaré l’homme sans me regarder.
J’aurais dû m’étonner qu’un inconnu profère des paroles si étranges. Pourtant, à cet instant précis, ma seule pensée a été : C’est vrai. Je n’ai pas éprouvé le besoin de lui répondre. D’ailleurs, il ne semblait rien attendre de moi.
Les yeux rivés sur la lune, je l’ai laissée m’ancrer au monde.